L’heure est grave. Chaque jour, le monde suffoque un peu plus sous des tonnes de corporate bullshit : dépolluer la parole de l’entreprise devient un enjeu de santé mentale publique.
« On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde »
Gilles Deleuze
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Toggle« J’aime l’entreprise » : vraiment ?
Un Premier Ministre socialiste a lâché un jour, face à des patrons en transe : « J’aime l’entreprise ». Des années plus tard, on en cherche encore le sens.
Si l’on s’en tient à l’INSEE, l’entreprise c’est “la plus petite combinaison d’unités légales qui constitue une unité organisationnelle de production de biens et de services jouissant d’une certaine autonomie de décision”. Si cette définition vous met des étoiles dans les yeux, il est temps de respirer par le nez.
La France compte environ 3,14 millions d’entreprises : cela fait beaucoup d’“unités organisationnelles” à aimer. Entre la microstructure du coin et le mastodonte à 400 000 salariés, le point commun n’a rien d’évident.
L’Entreprise avec un grand E : une mythologie
Ici, on ne parle ni de la PME familiale ni du géant de la Défense : on parle de l’Entreprise avec un grand E, une Idée, une abstraction, un récit totalisant, bref une mythologie au sens barthésien.
Longtemps, l’entreprise s’est tue : elle n’incarnait pas les valeurs dominantes. Il a fallu près de deux siècles pour qu’elle s’impose en modèle. Nous y voilà : l’Entreprise parle, on la fait parler.
Pourquoi le mythe séduit : la vitrine de l’idéologie du moment
On charge l’Entreprise de vertus supposées : proximité “magique” avec le réel, culte de la compétitivité, rationalité économique à la chaîne, pragmatisme contre idéologie.
La fonction du mythe est simple : rendre certaines valeurs “évidentes”, indiscutables, transformer l’histoire en nature. Résultat : institutions et individus sont sommés d’entrer dans le moule de l’Entreprise idéale, et le mot “réforme” prend une tonalité quasi liturgique.
- Le chômeur devient un “mauvais entrepreneur de lui-même”.
- Le dirigeant détesté brûle son “capital-sympathie”.
- Le “métier” de parent s’apprend, paraît-il.
- Un prof, un député, un médecin, un journaliste est “déconnecté des réalités”, puisqu’il n’a jamais travaillé “en entreprise”.
Quand la vision se brouille, un réflexe utile consiste à préférer l’histoire à la prospective : cela remet la mythologie à sa place.
Triomphe affiché, vernis qui craquelle
Chaque jour, 18 millions de personnes travaillent dans des entreprises bien réelles : croire qu’elles adhèrent toutes au catéchisme de l’Entreprise relève du conte.
Les éléments de langage tournent en boucle, l’ennui s’installe, le désengagement progresse. Tables de ping-pong, babyfoots, Chief Happiness Officers : l’ordonnance amuse, elle ne soigne pas.
Au fond, même dans le monde corporate, plus grand monde n’y croit : la dissidence gronde, il faut libérer la parole de l’emprise mythologique.
Par-delà le corporate, et le bullshit
Les entreprises produisent du discours en continu : trop souvent, ce discours est intoxiqué par le mythe de l’Entreprise.
Mantras en pilote automatique : “Nous innovons pour être au plus près de nos clients”, “La RH remet l’humain au centre”, “On passe d’un creative driven marketing à un data driven marketing en mode itératif et always on”.
Pour comprendre comment les formats et plateformes ont reconfiguré la parole, les goûts, les attentes : voir comment le contenu a pris le pouvoir.
Bullshit, lieu commun, langue de bois : repères rapides
| Catégorie | Définition | Intention | Exemple |
|---|---|---|---|
| Lieu commun | Idée répétée jusqu’à l’usure | Rassurer par le déjà-vu | “Remettre l’humain au centre” |
| Langue de bois | Contourner une vérité gênante | Éviter d’assumer | “Des ajustements sont nécessaires” pour “on licencie” |
| Bullshit | Parler parce qu’il faut parler, sans rien dire | Remplir le vide | “Innovation, proximité, excellence, impact, agilité” en rafale |
| Parole claire | Nommer les choses, assumer les choix | Éclairer, engager | “Nous fermons X sites, nous investissons Y ici, pour Z raisons” |
Le bullshit naît quand quelqu’un qui n’a rien à dire se sent obligé de parler : refuser le micro est devenu suspect, alors on meuble.
Dans sa version corporate, la pression s’amplifie : la communication reste une fonction subalterne, mais les canaux imposent de parler partout, tout le temps, et, trop souvent, de ne rien dire.
Résultat : publi-reportages déguisés, posts institutionnels interchangeables, brochures internes soporifiques. On s’ennuie, parfois on vacille. Qui est encore dupe.
Pourquoi nettoyer : retrouver l’authenticité
Remiser le bullshit au placard permet de retrouver un noyau d’authenticité : ni plus, ni moins.
Par où commencer : prendre l’art du discours au sérieux, abandonner les euphémismes de com, redonner leur nom aux choses.
Sortir du règne de la punchline et réapprendre la responsabilité : en finir avec le mythe de la parole performative, puis passer de l’idée à l’action.
J’appelle cela : de la propagande. Le mot est chargé, tant mieux : il oblige.
- Parlez clair : dites quelque chose de précis, assumé, intelligible.
- Ou taisez-vous : entre les deux, il n’y a que du bruit.

